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Le Joueur d'échecs : l'adaptation du chef d'œuvre de Stefan Zweig par David Sala
1941. Dans les salons feutrés d'un paquebot en route pour l'Argentine, le champion du monde d'échecs affronte lors d'une ultime partie un aristocrate viennois, dont l'incroyable maîtrise du jeu est née dans l'antre de la tyrannie.
Cette dénonciation poignante et désespérée de la barbarie nazie est le dernier texte écrit par Stefan Zweig avant son suicide.
Pour son grand retour en bande dessinée, David Sala a choisi d’adapter Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig, un récit qui le hante depuis des années et à la résonance malheureusement toujours très actuelle. Un pari audacieux tant cette nouvelle aura marqué des générations de lecteurs depuis sa parution. Mais l’exigeant et impétueux talent graphique de David Sala relève avec brio le défi de cette adaptation, avec cette mise en images toute en couleurs directes. En grand maître de l’aquarelle, il transcende le récit de sa vision multicolore et lumineuse, une représentation qu’il a voulue très personnelle, au plus près de son propre ressenti. Loin de vouloir remplacer l’écrivain, il sublime cette œuvre testament, en l’accompagnant tel un musicien.
Entretien avec l’auteur
- Pourquoi adapter Le Joueur d’échecs ?
C’est un texte que j’ai découvert il y a 20 ans pendant mes années d’études et qui n’a eu de cesse de résonner en moi. Après la sortie de mon album Cauchemar dans la rue (Casterman, 2013) qui était déjà l’adaptation d’un roman, j’avais envie d’explorer un sujet plus personnel et d’amorcer un virage graphique en faisant un pont entre mon travail en couleur directe pour l’édition jeunesse, et celui en crayonné noir que j’avais développé en bande dessinée. L’idée de travailler sur Le Joueur d’échecs s’est imposée immédiatement. Cette nouvelle fait pour moi écho au contexte politique actuel, par le thème du triomphe de la barbarie et de la brutalité face à la culture, l’humanisme et l’imagination. Même si nous sommes loin de ce qui se passait dans les années 1930, nous voyons ressurgir une atmosphère particulière qui rappelle malheureusement les idées nauséabondes et inquiétantes de cette période. La peur de l’avenir génère cette forme de repli identitaire et communautaire que nous vivons aujourd’hui, comme si l’Histoire se répétait de manière cyclique. Elle nous fait réagir de manière souvent idiote, qui conduit à une simplification des idées. Or plus on simplifie, plus on perd de notre humanisme. Des propos qu’on ne pensait plus entendre sont réapparus, la partie n’est jamais tout à fait gagnée…
- Il y a un côté intimidant à adapter un texte aussi connu, comment avez-vous procédé ?
Oui, cette nouvelle n’avait pas besoin de moi ! La difficulté ici était de bien doser le recours au texte, parvenir à raconter par l’image pour ne pas tomber dans le récit illustré, je voulais que ça reste une bande dessinée ! Il fallait donc trouver un équilibre car je tenais à garder les mots et la langue de Zweig, sans être prisonnier d’une oeuvre qui existe par elle-même. Comme je ne parle pas allemand, j’ai travaillé à partir de trois traductions, sans rien lire d’autre que le texte de la nouvelle, pour m’affranchir de toute influence et traduire visuellement mon ressenti sans prétendre à une vérité. Chaque lecteur possède son interprétation, je propose ici la mienne, en accord avec ce que je suis.
La plus grande partie de mon travail se fait en amont sans dessiner, je conçois d’abord mon idée et je me lance quand j’ai trouvé la solution. J’ai ainsi passé beaucoup de temps sur le story-board, un long processus de réflexion et de maturation. Par la suite j’ai procédé de manière assez littérale, en cherchant la justesse. Je m’attachais au mot, à ce que Zweig me faisait ressentir, suivant les rythmes dictés par sa narration. Je me souviens particulièrement du moment où j’ai fait face à la fameuse scène de l’internement de Monsieur B, qui forme l’acmé du récit. J’avais l’impression d’être face à un pic dans une étape de montagne ! C’est la partie la plus complexe, et la plus intimidante à adapter : comment représenter le temps qui passe, la solitude, la folie, le silence ? J’ai finalement opté pour une séquence assez longue, presque muette, jouant sur les cadrages, les répétitions et la rythmique, pour recréer le vocabulaire du délire avec mon langage visuel.
- La mise en image à l’aquarelle projette le lecteur dans un univers pictural empreint de l’expressionnisme ou de l’école viennoise de Klimt et de Schiele. Est-ce un rappel à l’Autriche de Zweig ?
L’histoire se passe dans les années 1940, mais j’ai opté pour un léger anachronisme, notamment sur les vêtements, tout simplement par goût. Je me suis très peu appuyé sur de la documentation. J’avais un livre sur les paquebots, dans lequel j’ai puisé deux ou trois images mais les photographies ne correspondent jamais tout à fait. Je pense plutôt mon image à partir d’un détail, qui me sert de point de départ pour tout transformer. Je travaille surtout de manière instinctive, la ressemblance est importante pour situer la scène, mais il s’agit aussi de transcender les décors et de l’enrichir à travers des motifs, des sols particuliers, en apportant une touche expressionniste. Si Klimt a une valeur particulière dans mon travail, je ne suis pas parti d’une imagerie déjà existante et j’ai improvisé des motifs adaptés à l’air du temps, qui envahissaient la mode, les tapisseries, le mobilier ou les sols à travers l’art déco et l’art nouveau. C’est une affinité esthétique que l’on retrouve dans toute mon oeuvre. Improvisées sur la couleur et les formes, mes influences sont de fait multiples et mêlées de manière inconsciente. Plutôt que Klimt, d’ailleurs, je suis finalement plus marqué par le dessin de Schiele, ou encore par la narration d’Alberto Breccia. Mon dessin puise d’abord dans l’amour du trait, et les personnages ont d’ailleurs toujours été ce que je préférais dessiner. Les visages me captivent et me viennent assez naturellement, j’aime les physiques un peu caricaturés, sculpter de vraies gueules. La couleur, elle, est arrivée plus tard et avec un principe : ne pas gâcher le dessin. Il m’a fallu du temps pour évoluer dans cette voie.
- La couleur directe vous permet donc d’improviser directement sur l’image ?
L’important quand je dessine est d’abord de trouver le bon angle, la bonne expression, le bon mouvement. Les motifs et les couleurs me permettent ensuite d’être en accord avec ce que je ressens, cette improvisation est un grand plaisir pour le dessinateur. Une fois le scénario décidé et l’image construite en croquis, je ne prépare pas mes planches, je me lance directement, presque sans réfléchir, guidé par l’émotion et l’instinct de la scène. Ce lâcher-prise me donne une liberté très stimulante, l’impression d’être sans filet me protège de toute mécanique ou automatisme. Je joue avec la matière, une teinte accompagnant une image qui s’évade d’elle-même en créant des sortes de variations, des formes libres. C’est ce qu’il y a de plus fascinant dans la couleur directe, on part d’un croquis préparatoire et selon la manière dont on aborde les contrastes, les teintes et les motifs, le dessin se transforme complètement, en apportant soit un sentiment de sécurité, soit un sentiment d’oppression.
- Par la couleur, vous éclairez aussi un récit très sombre.
En effet, la nouvelle se déroule dans un huis clos assez étouffant, aussi ai-je choisi de transposer toutes les scènes nocturnes en plein jour pour ne pas accompagner graphiquement la noirceur d’un récit suffisamment sombre et pessimiste. L’idée était d’amener une nouvelle dimension en accentuant le contraste lumineux. En jouant sur une gamme chromatique mélancolique, on retrouve la nostalgie en gris-turquoise et pourpre qui caractérise Zweig et son Monde d’hier, un monde perdu. C’est un choix personnel. Il y a finalement très peu de descriptions dans la nouvelle et j’ai pu construire mon espace graphique en toute liberté, tout en suivant scrupuleusement la narration. En opposition à mon précédent album, je souhaitais travailler sur la couleur et la lumière, en privilégiant l’aplat et en supprimant les ombres portées. Par ce rendu, l’image ne triche pas. Alors qu’une ombre suffit parfois à accentuer l’expression d’une émotion, de la tristesse, de la terreur ou de la solitude ; au contraire, plonger un visage toujours dans la même lumière, c’est comme proposer une vérité nue qui laisse ressurgir une émotion plus intègre, au lecteur ensuite de l’interpréter.
- Vous donnez également vie à ce « Monde d’hier » si cher à Zweig, en développant un décor qui n’est pas décrit dans le livre.
Je suis avant tout un dessinateur, j’aime transmettre des émotions par l’image. Le livre se déroule à plus de 80% dans des pièces fermées, aussi quand j’ai l’opportunité de montrer le monde extérieur - à peine esquissé dans la nouvelle - je vais naturellement vers ce type d’image, pour créer une respiration pour le lecteur. Par exemple, dans le texte, quand le narrateur part à la recherche de Monsieur B, sur le pont promenade, Zweig ne décrit rien et j’ai saisi l’occasion d’une échappée visuelle pour sortir de la confrontation très tendue des parties d’échecs. Montrer la vie autour, l’insouciance de ces gens riches, confère à l’histoire plus de réalisme et accentue l’opposition présentée dans la nouvelle : la légèreté des passagers versus le conflit tragique qui se joue sur l’échiquier. D’un côté l’affrontement et de l’autre la vie, la beauté, la réjouissance qui continuent. Ces images que j’ai voulues élégantes et un peu surannées, rendent hommage au monde perdu que regrette Zweig.
- Partagez-vous le pessimisme de Zweig ?
Nous l’avons déjà évoqué, pour Zweig, le monde tel qu’il l’aimait était perdu. Le Joueur d’échecs met en scène son désespoir dans une oeuvre testament parmi les dernières qu’il ait écrites avant de se suicider. Ce combat humaniste existe toujours, et je crois qu’on peut choisir de ne rien voir, surtout quand on jouit d’une position confortable, en se disant que tout va bien, que la vie continue. Si on réfléchit, il y a peu d’espoir. Mon grand-père a été déporté pendant la guerre. La voix de Zweig trouve donc en moi un écho très profond même si je reste persuadé qu’il faut absolument garder un peu de lumière au fond de toute cette obscurité. Sans être militant, le dessin est mon moyen d’expression. C’est pourquoi amener un peu de beau me parait important. Cette adaptation ne prétend pas se substituer au chef-d’œuvre littéraire, mais en lui rendant hommage, je souhaite l’éclairer dans toute son actualité.