Interview
SANG NEUF : l'interview de Jean-Christophe Chauzy
Jean-Christophe Chauzy nous parle de Sang Neuf, un témoignage d’une rare intensité de son combat pour la vie.
UNE AVENTURE INTÉRIEURE
Au début de l’année 2020, à la suite d’examens sanguins de plus en plus inquiétants, j’apprends que mon corps est atteint d’une maladie du sang rare et très grave, une myélofibrose. Il y a urgence. M’est proposée comme seul recours une greffe de moelle osseuse. Dans mon malheur, une chance inespérée, ma sœur Corinne, dont le sang est compatible à 100% avec le mien, sera ma donneuse.
En avril 2020, en plein confinement, j’entre en chambre stérile en service d’hématologie pour tenter la greffe. Sang neuf est le récit des années d’épreuves depuis l’annonce de la maladie.
SEUL EN MON CORPS
Je suis resté enfermé pendant deux ans, soit en chambre stérile, soit chez moi, pour une longue convalescence compliquée et avant tout cloîtré dans ma solitude de malade.
Cet album est le témoignage d’une expérience cathartique face à ma propre mort, motivé par l’envie de transmettre l’intensité des sensations, des émotions et des réflexions qui ont marqué au fer rouge cette période de grand bouleversement. Car au-delà de mon cas, tout le monde à un moment ou un autre de sa vie peut être confronté à une perte, un accident, une nouvelle brutale qui change tout, et à la vulnérabilité qui en découle.
PATIENT. ÊTRE LE NOM. S’EFFORCER D’ÊTRE L’ADJECTIF
Une fois passée la sidération, cette maladie et son traitement sont un bouleversement lent, un processus fait d’attente et de routine, ponctué d’accidents. Cela pourrait s’apparenter à un thriller, avec des rebondissements, des montagnes russes, meurtrières pour le moral au gré des bonnes ou mauvaises nouvelles. Il ne s’agit pas juste d’une brûlure intense ou d’un électrochoc, mais plutôt d’une substance qui se solidifie à l’intérieur de soi, modifiant le rapport au temps. Il n’y a plus de place pour les projets ou alors, dans mon cas, avec des objectifs très rapprochés : survivre jusqu’à la fin de l’année, maintenir l’espoir d’un après.
PAS LE CHOIX !
Combattant passif, terrassé par une guerre que je n’avais pas déclarée, et que ma psyché refusait, j’ai juste espéré survivre…
On parle souvent à propos des maladies graves de « parcours du combattant », mais je n’ai pas eu l’impression de combattre.
Ce sont mon corps, mes organes et les flux qui les parcourent qui ont bataillé.
Mon esprit, totalement sidéré, en était incapable.
L’autonomie de l’organisme et son acharnement à vivre sont vraiment fascinants.
Il n’y a aucun courage dans mon histoire, aucune décision déterminée.
Se battre ou renoncer, on ne choisit rien, on encaisse !
Cela nous échappe.
Une partie de nous devient LE corps de manière très saillante, et il est très dur de vivre en en faisant la préoccupation essentielle de chaque instant.
Le corps n’est plus un instrument, un véhicule, il est LE sujet.
Et il n’y a plus de place pour la vie d’avant.
Tout le reste est mis à distance.
JE SUIS MOI ET JE SUIS MA SŒUR
Quand je suis entré à l’hôpital, mon degré de maladie était au stade le plus élevé : myélofibrose de niveau 3. Les cellules souches de ma sœur sont arrivées dans une ville en ruines ! « La guerre a débuté, ma sœur, et te voilà désormais général en chef des armées. » Ses cellules ont non seulement trouvé leur place dans ce corps en chantier, mais elles ont aussi fait baisser le niveau de fibrose, et transformé un terrain dévasté en un lieu habitable. Désormais, le sang qui circule en moi est à 100% celui de ma sœur. Elle est entrée en moi et a reconfiguré une partie de mon corps. L’expérience est tellement vertigineuse. Psychologiquement, il est impossible d’en avoir été sauvé et d’oublier ce don, impensable de ne pas être en perpétuelle communion avec ma sœur au travers de cette histoire, de cette mémoire du corps.
LA TRAVERSÉE
Pendant la seconde phase du traitement, j’ai passé trois mois sous perfusion d’angoisse absolue. La seule paix possible était d’arriver à dormir. Au réveil, toutes les pensées ramènent à l’incertitude. Incertitude de la réussite de l’opération. Incertitude du comportement de mon organisme. Incertitude des résultats d’analyse. Seule certitude, celle de ma finitude, celle d’un corps qui va disparaître à moyenne ou courte échéance. En proie à l’obsession d’une fin possible et imminente, seuls les médicaments peuvent aider, encore un peu de chimie additionnée à celle qui traverse déjà ton corps en quantité. Cette petite chimie te permet de penser à autre chose, de travailler, d’appeler tes enfants, tes parents, de mettre la peur de côté pour un instant, c’est une béquille indispensable…
LA PUISSANCE DE L’EXTRAORDINAIRE
Ma mère m’a donné la vie, ma sœur m’en a offert une nouvelle. C’est un cas de figure rare, dont je saisis aussi toute la beauté. C’est de la physique, de la chimie, de la biologie, et pourtant je le ressens un peu comme une part de magie : je suis devenu le lieu et le sujet d’un spectacle de l’ordre du merveilleux, non pas surnaturel, mais tout à fait extraordinaire. La magie, c’est ce qui m’a permis de solliciter mon greffon, de parler à ce personnage que je représente dans le livre, un peu pataud, un peu sympathique, un peu bougon.
De l’encourager, de le supplier… de le prier, même. Prière, miracle, croyance, don, sacrifice, rédemption, calvaire, punition, pénitence… tout ce chapelet de références bibliques qui parcourent l’album constitue des manigances d’athée !
Sans oublier l’omniprésente culpabilité qui te colle à la peau, pénètre et envahit ton esprit, comme une grille de lecture dont tu es prisonnier. Même si ma raison réfute la validité de ces références, j’en suis imprégné, je reste gorgé de cette culture. Je sais pourtant profondément qu’après il n’y aura rien, mais c’était comme une sorte de fructueuse méthode Coué !
LA FIN DES PLAISIRS
Il m’a fallu un peu de temps pour faire ressurgir ce que mon psychisme avait caché. Trop compliqué, trop dur. Il est par exemple curieux d’avoir occulté dans le livre un élément aussi essentiel que l’accompagnement d’une psy à l’hôpital.
Cette psychologue, que je voyais au moins une fois par semaine, était pourtant une femme importante pour moi. Elle écoutait tout ce que j’avais à dire avec une bienveillance rassurante, encourageante, qui m’éloignait de la pure médecine qui quantifiait.
Je l’ai inondée de mes sources de panique, des problèmes les plus triviaux, la perte du désir et le renoncement aux plaisirs : lire était compliqué, écouter de la musique impossible. Un vrai blocage physique !
Le corps et le psychisme n’étaient pas en état de s’autoriser le moindre plaisir. Le principe même de plaisir avait disparu.
Le plaisir, pour moi, est un cadeau et le seul cadeau que mon état me permettait était celui de rester en vie.
MATIÈRE VIVE
Pour la première fois de ma vie, je disposais d’un matériau narratif non fictionnel, brut et vif. Et on a rarement l’occasion de travailler sur une matière aussi intense. Le défi était de réussir à traduire des émotions et des sensations en images. J’ai choisi d’avoir recours à la fantaisie (au sens fantastique du terme) pour la distance d’interprétation qu’elle autorise. La bande dessinée est très à l’aise avec la réalité, qu’elle peut travestir à l’envi mais il s’agissait là d’une aventure intérieure dans laquelle les images les plus cruciales faisaient défaut.
On me parlait de moelle osseuse, de greffe, de chimio, d’injection de cellules souches, de porteur sain… Mais où ? Comment ? Je m’interrogeais et j’entamais déjà une démarche d’imagination créatrice sur ce processus abstrait et complexe, ce qui a rendu très excitant le fait de pouvoir raconter cette « aventure » graphiquement. De rendre palpable l’invisible…
SE DESSINER
J’avais inventé, il y a quelques années, à l’occasion d’Un monde merveilleux puis de Petite Nature, une sorte de Gaston Latex, un avatar structuré sur mon propre physique un peu atypique sur lequel il m’était possible de taper à volonté. Dans Sang neuf, j’ai plié, tordu ma propre physionomie en fonction de mon ressenti et de la manière dont mon corps se comportait dans la réalité. Il est parfois réaliste, parfois déformé morphologiquement, parfois « surexpressif » dans la terreur ou l’effondrement, ou encore minuscule (la maladie vous rétrécit terriblement).
Cette variable graphique malléable permet de donner forme à ce que le corps dissimule et de jouer sur toutes les possibilités expressives des rapports de dimensions.
UN SANG DE DESSINATEUR
Travailler en noir et blanc pour la première fois depuis 35 ans (je n’avais pas touché à l’encre de chine depuis si longtemps) fut une évidence. Précédemment, mes livres étaient toujours en couleurs directes car j’adore peindre mes pages et faire de la variété colorée un élément expressif constitutif des récits eux-mêmes. Mais pour Sang neuf, l’idée était de rester sur l’os, ou presque, de se concentrer sur l’essentiel pour favoriser l’attention du lecteur. Toute distraction colorée était malvenue.
Je tenais à l’encre de chine parce que c’était mon « sang » de dessinateur, posé sur une surface mouillée. J’ai dû totalement réapprendre à me servir de mes outils. Tout à coup, je ne savais plus dessiner, en tout cas plus comme avant. Dans Le Reste du monde, le dessin était très présent, complexe et généreux, les formes devaient foisonner et se télescoper car il s’agissait de mettre en scène une catastrophe où notre monde se disloque. En revanche dans Sang neuf, le monde s’écroulait pour moi et en moi. Il fallait en dire le plus possible avec la plus grande simplicité graphique, ce qui s’est avéré extrêmement complexe !
Dans Sang neuf, la fonction symbolique de la couleur est déterminante : noir à l’extérieur pour des raisons d’enfermement, de simplicité ou de concentration, rouge à l’intérieur où le sang circule et se transforme et, exceptionnellement, une courte séquence en couleurs directes, en franche lumière, une respiration, une douceur qui m’autorise à imaginer qu’une vie est possible après tout ça…
Soudain, je peux me laisser distraire. Par des cèpes, des girolles, une rivière, la forêt, toutes ces choses dont j’ai été tenu éloigné. Même si, après ce long tunnel, persistent encore aujourd’hui une vulnérabilité, une fragilité, une inquiétude. C’est que je ne suis pas encore guéri.
Sang neuf, ça peut sembler ironique, mais c’est littéralement exact :
j’ai un sang neuf. Cela signifie réactiver des flux de vitalité, entamer
« le cheminement progressif vers une autre vie ». Cette hypothèse
de seconde vie qui m’a traversée, que j’ai espérée.