Interview

Jean-Marc Rochette présente son nouveau roman graphique "Ailefroide"

POURQUOI AVEZ-VOUS COMMENCÉ L’ALPINISME ?

Dans mon cas je suis de Grenoble, alors la montagne tu la vois, tu es tout le temps dedans. Mais je me souviens très bien : j’étais monté au col du Gioberney avec ma mère. C’est un col qui est à 3000 mètres environ. On est arrivés à un col assez haut, j’ai vu les Bans, une montagne à 3 600 mètres, et j’ai été frappé. Je ne sais pas comment dire, c’est comme un coup de foudre. J’étais comme un gamin, il fallait que je monte en haut. Et le fait que tu ne puisses pas monter parce que la neige commence, il y a des rochers, et je n’avais pas la technique… c’est comme si j’avais un cadeau que je ne pouvais pas atteindre. Donc après on est redescendus mais je ne rêvais que de monter là-haut.

Puis j’ai commencé l’alpinisme. Pour moi ça été un coup de foudre esthétique. C’était la beauté de la couleur : ce blanc, ce bleu, ce rocher et la pente, l’espace… tout ce qu’on n’a pas en bas.

COMMENT AVEZ-VOUS COMMENCÉ L’ALPINISME ?

La première fois que j’ai grimpé c’était avec mon copain Sempé dans un col d’escalade à Fontaine qui est une falaise au-dessus de la zone industrielle de Grenoble. Et là pareil, tu regardes et puis tu as un peu peur parce que tu es petit et c’est très haut, ça doit faire 100 mètres de hauteur. Il y ton copain qui part, tu l’admires, il fait ses premières longueurs, toi tu as peur derrière… et c’est super, c’est de l’aventure ! Quand tu rentres le soir, tu as vécu un truc que tu n’avais jamais vécu avant : l’espace, le danger… tu sens la mort aussi. Dès que tu commences à grimper, tu sais que tu risques de tomber.

POURQUOI RISQUER SA VIE POUR CELA ?

Peu importe la cordée, les alpinistes se lancent dans une terre d’aventures qui est dangereuse : chute de pierres, chute de sérac, éventuellement le mauvais temps qui arrive parce qu’il y a une mauvaise fenêtre météo. On peut se poser la question de pourquoi ils font ça.

Je ne peux parler que de mon cas : je pense que j’avais besoin de sensations primitives. C’est-à-dire que je ne me voyais pas vivre une vie dans Grenoble, aller au boulot, et c’est tout. Il y a plein de gens qui font de la grimpe à risque et qui ont des métiers tout à fait normaux. Il y en avait un que je connaissais, c’était un facteur à Dijon. Et ce type-là avait fait la face nord d’Ailefroide. Il quittait son boulot le vendredi et revenait le lundi, alors qu’il avait fait 1 000 mètres de paroi dans la glace le weekend… et je suis persuadé que ses collègues ne le savaient même pas ! Je pense qu’on fait ça parce que c’est un vieux restant de la conquête de la planète, comme les hommes primitifs allaient d’une vallée à une autre, malgré tous les risques que ça comporte. Tu retrouves ça quand tu grimpes. C’est comme une présence de la mort, mais aussi de la vie. D’un seul coup, tu te sens vraiment vivant : tu finis au somment, tu as vécu un truc fort. Ça n’a pas de prix et les gens jouent leur vie là-dessus. Mais souvent ils en parlent peu, parce que ce n’est pas partageable. Tu peux rentrer, voir ton collègue de bureau et s’il te demande ce que tu as fait, tu lui réponds : « J’ai fait la face nord d’Ailefroide par Devies-Gervasutti. » Et 90% des gens ne savent pas ce que c’est.

POUVEZ-VOUS NOUS RACONTER L’ORIGINE D’AILEFROIDE ?

Une BD commence par une idée, qui peut venir de soi ou de quelqu’un d’autre. Dans mon cas, Ailefroide vient du fait que je racontais mes histoires de montagne à mon éditrice, Christine Cam, qui m’a demandé pourquoi je ne racontais pas ça… parce que j’imagine que ça l’intéressait.

Puis, la première chose à faire après avoir trouvé une idée, c’est un scénario. Dans ce cas-là, j’ai travaillé avec Olivier Bocquet. C’était sur ma propre vie donc je lui racontais et on mettait en forme le texte. Puis on a écrit à deux, pendant que je réalisais en parallèle le storyboard. Comme dans le dessin animé, on réalise des esquisses et on met la narration en image. Et j’ai fait tout le livre comme ça, c’est-à-dire 280 pages de storyboard. Là, on est quand même sûr de ce qu’on raconte, si c’est bon ou non, si ça va être ennuyeux pour le public.

Une fois qu’on a fait ça, je réalise le crayonné sur toute l’histoire pour ne pas en sortir. Ça me donne un rythme qui est beaucoup plus rapide. Ensuite, je passe à l’encrage des 280 pages et d’un seul coup, le livre est fini. J’envoie le tout à mon éditeur qui fait un bleu*. C’est une technique dont je dois être l’un des derniers à utiliser dans la BD : c’est la technique classique qu’Hergé a mis au point. Donc on a un rhodoïd avec un noir très pur, et on va faire la couleur sur le bleu. Ce dernier est recouvert ensuite par le rhodoïd, ce qui permet d’avoir des couleurs aquarellées et un noir à 100%. Pour moi, c’est la meilleure technique : si on fait de l’ordinateur, on n’a pas l’effet aquarelle pur et manuel, et si on fait de l’aquarelle en couleur directe sur le noir, on en perd sa puissance. Donc cette invention d’Hergé, moi je continue à la demander à mon éditeur, qui le fait malgré un coût supérieur. Mais je trouve que ce serait dommage d’arrêter parce que ça permet d’avoir un geste artistique, tout en ayant un trait graphique à 100%.

* Définition de « bleu » : épreuve tirée au format de parution, où le dessin est reproduit dans un ton très pâle (souvent bleu). La mise en couleur est traditionnellement réalisée, non par sur la planche originale, mais sur cette épreuve.
Définition tirée du glossaire de la bande dessinée, sur le site de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. 

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