Interview
Interview de Nathalie Ferlut pour « Andersen, les ombres d'un conteur » (09/2016)
Pourquoi j’ai voulu travailler sur Andersen…
Les contes d’Andersen n’ont peut-être pas été ceux que j’ai le plus relus quand j’étais petite. Mais ce sont certainement ceux qui se sont le plus fondu dans ma personnalité, dans mon imaginaire et mes fantasmes d’enfant. Même aujourd’hui, ils influencent ma façon de voir le monde, d’écrire. Quand on lit un conte d’Andersen, il y a d’abord quelque chose de très humain qui frappe : jamais Perrault, ni Grimm, ni personne n’a écrit de conte aussi humain, aussi littéraire, où les protagonistes ont une petite personnalité, et où, comme dans la vie, rien n’assure qu’ils vont réussir à la fin à accomplir leur destin… Et puis, s’ils sont censés avoir été écrits pour des enfants, un adulte peut y trouver une vraie joie de lecteur, qui ne sera pas frustrée par les habituelles limites du genre du conte : chez Andersen, tout peut arriver et chacun, de l’empereur à la boîte d’allumettes, a son mot à dire sur tout et n’importe quoi. Malgré son ton un peu moralisateur, comme le voulait l’époque, le conte d’Andersen n’est pas aussi chrétien qu’on le croit. Chez lui, le personnage humain, le héros du conte, n’est pas vraiment au centre de l’univers : n’importe quel élément du décor peut avoir son importance dans l’histoire. L’auteur, lui même, intervient parfois pour déplorer ou affirmer quelque chose, mais il n’est pas Dieu non plus : il se pose des questions, il se trompe, il interpelle.
Bref : c’est une littérature très vivante, faussement enfantine, qui évoque le théâtre, le conte oral. Or, c’est précisément ce que j’aimerais parvenir à obtenir avec la bande dessinée. Lorsqu’on s’intéresse à la vie d’Andersen, ce qui frappe, c’est qu’elle ressemble à un conte de fée classique : le fils de pauvre qui par son courage et ses qualités morales, devient quelqu’un. Un vrai conte, dans la vraie vie, quel symbole ! C’est un peu l’angle que j’ai choisi pour mon album : garder obstinément l’esprit de l’histoire magique, même – et surtout – quand les choses sont terriblement terre à terre… C’était l’occasion de mélanger les réflexions absurdes et les émotions tragiques, les grandes joies et les grands malheurs (toujours extrêmes) de ce personnage trop grand, gauche et romantique, moins naïf qu’on ne le croit à première vue. Et puis, il est très touchant. Incroyablement agaçant, geignard, hypocondriaque, égocentrique autant qu’il est possible de l’être et plein d’orgueil : c’est ce qui apparaît de lui lorsqu’on lit ses lettres et ses journaux intimes. Mais il est aussi malin, très drôle, délicat : il est plein d’amour pour le monde entier et perpétuellement à la recherche d’affection. Comme les héros de ses contes qui lui sont autant d’alter ego. C’était donc très tentant de raconter ce que j’avais pu comprendre et apprécier de lui, l’écrivain Andersen, par le prisme de ses petits personnages...
Pourquoi des silhouettes, des ribambelles et des découpages en papier reviennent souvent dans le livre ?
Ces dessins n’ont pas toujours un sens narratif, ils sont surtout de nouvelles déclinaisons de la… « grammaire d’Andersen », toujours les mêmes figures qu’il découpait, agençait, faisait se refléter en parfait miroir, avant de créer une différence, un hiatus plein de sens, entre la figure et son reflet (l’un porte un coeur et l’autre a les mains vides, par exemple). Les dentelles de papiers d’Andersen ont un peu la saveur des motifs folkloriques et c’est un peu comme ça que je les ai regardés la première fois, des motifs dont on pourrait faire un rideau ou du papier d’emballage pour Noël ! Ensuite, j’ai vu les femmes à quatre seins, les pendus, les grimaces des petits diables, le geste toujours plein de force du pierrot au long nez qui repousse d’un coup de pied une guirlande de fleurs, une danseuse ou son propre reflet. Des motifs qui se répètent, en miroir, en carré, en dentelles ou en simples ribambelles dans des feuilles de papier blanc ou de couleur. Parfois, ces mêmes motifs sont juste isolés, collés sur une carte de voeu, un marque-page offert par Andersen. En découpeur de papier virtuose, il aimait, lorsqu’il racontait ses contes, dans les salons, conclure son histoire en déroulant une de ces oeuvres qu’il avait cisaillé en direct. L’oeuvre était forcément en relation avec le conte achevé, le public était émerveillé, les mains battaient et l’artiste pouvait théâtralement offrir la dentelle de papier à la personne de son choix. Andersen pouvait être un vrai show man, d’autant que sa voix était très belle, et son talent de conteur oral assez magique (ce qui se ressent, même 150 ans après, lorsqu’on lit ses contes). Alors voilà, dans ses dentelles, comme dans ses écrits, des motifs, souvent les mêmes, qui semblent folkloriques et juste décoratifs mais sont tellement plus que cela… Des coeurs, toujours, au centre de tout, dans les mains, ou en guirlandes sur les côtés. Et puis des danseuses, des pierrots, des gens qui portent l’amour, qui le repoussent, des femmes en silhouettes dans la lumière, qui pourraient être la danseuse de papier du petit soldat de plomb. Ou une chanteuse indifférente à l’adoration qu’on lui porte. Souvent, en angle, des hommes qui se regardent – ils ont régulièrement le grand nez d’Andersen, des bouts de paysages qui se reflètent, des cygnes, bien sûr. On trouve les cigognes auxquelles il s’identifiait – à raison : elles sont disgracieuses, ont un grand bec, des pattes gigantesques et ne prennent leur sens que lorsqu’elles s’envolent. Des guirlandes de fleurs à l’infini, des anges naïfs, des petits personnages maléfiques qui sont sans doute des trolls, si j’en crois ma maigre culture scandinave, quelques meuniers-moulins, des coeurs arrachés, des coeurs manquants, un pendu… Ce ne sont pas des motifs, car ils ont un sens, vraiment. Plus sardoniques que joyeux, pas forcément narratifs mais émotionnels. L’histoire qu’ils racontent, au fond, on la retrouve dans la plupart des contes, c’est celle d’Andersen lui même.