Interview
Interview : Aurélia Aurita et Corinne Maier (08/2015)
Salariée pas toujours motivée, Corinne a le sentiment de se noyer dans les démarches corporate et transversales du cobranding de sa firm. Alors elle écrit – au travail bien sûr – un livre sur l’absurdité du monde de l’entreprise. Une bouteille à la mer qui déclenche un tourbillon médiatique pour se conclure 300 000 exemplaires plus tard !…
Librement (mais largement) inspirée de l’expérience de Corinne, cette comédie humaine est racontée avec une truculence rare par le duo Corinne Maier et Aurélia Aurita. Un véritable portrait de l’époque où humour et liberté ont le dernier mot.
Bonjour Paresse était votre premier essai. Il s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires et a été un best-seller dans plusieurs pays.
Pourquoi revenir, plus de dix après et en bande dessinée, sur la génèse et l’histoire de ce livre ?
Corinne : Je précise que quand Bonjour Paresse est sorti, j’avais déjà publié quatre ou cinq livres.Ici, j’ai trouvé intéressant le tissage réalité-fictionque Aurélia et moi nous avons effectué sur cettebande dessinée. C’est mon histoire et, en mêmetemps, ce n’est pas mon histoire. La trame du livredessine un portrait de la société contemporaine,vue à travers les yeux d’une jeune femme ordinaireà laquelle tout le monde peut s’identifier.
Dans Ma vie est un best-seller, comment se mêlent l’autobiographie et la fiction ?
Corinne : C’est mélangé, on a tout mis dans une grande marmite et on a touillé. Pour donner un exemple, je n’ai jamais été amoureuse d’un beau parapentiste. Mais il est peut-être encore temps…
Aurélia : Je viens de l’autobiographie et je suis habituée à ce qu’on me demande ce qui est vrai ou non dans mes bandes dessinées. Je réponds toujours la même chose : pour moi, la frontière entre autobiographie et fiction est plus poreuse qu’il n’y paraît. Les deux se nourrissent l’une de l’autre. L’important, c’est de raconter une bonne histoire, et qu’elle sonne juste. Parfois la fiction permet de mieux rendre la réalité. Il ne faut pas s’interdire la fiction sous prétexte que c’est une histoire « vraie ». Dans ce cas précis, le fait que ce soit une bande dessinée apporte une mise à distance supplémentaire, par rapport aux autofictions romanesques. Et aussi parce que l’histoire est racontée à deux voix, la sienne et la mienne.
Connaissiez-vous l’essai ? Pourquoi avoir voulu raconter l’histoire de ce livre ?
Aurélia : J’en avais entendu parler, comme beaucoup de gens à l’époque où il est sorti. L’histoire m’a tout de suite intéressée, pour ses qualités scénaristiques et aussi parce que j’avais vécu, à une autre échelle, un « buzz » similaire lors de la publication de Fraise et Chocolat. Du jour au lendemain, je me suis retrouvée dans la lumière alors que je n’avais que 26 ans et très peu d’expérience en interviews. C’était un vrai choc que j’ai essayé d’analyser dans Buzz-moi. Cette expérience personnelle m’a permis de mieux comprendre et de m’approprier l’histoire de Corinne, d’y mettre beaucoup de moi-même.
Dans cet album, personne n’échappe à vos railleries : les managers, les journalistes, les patrons en tout genre, tout le monde y passe... Corinne Mayère est-elle vraiment plus maline que tous ces gens ?
Corinne : Elle n’est pas plus maline, au contraire, puisqu’elle se retrouve flouée ! Dans cette histoire, elle est manipulée par tout le monde, et elle est véritablement, comme le dit un des personnages, « comme une feuille dans le vent ».
Aurélia : Nous n’avons pas voulu faire un livre à charge, mais une histoire amusante qui souligne les petits travers du monde de l’entreprise, de l’édition et des médias. Corinne est aussi dépeinte dans ses contradictions, ce qui en fait un personnage attachant et complexe, à la fois fort et fragile, naïf et roué, pantoufl ard et révolté. La bande dessinée raconte l’évolution de l’héroïne, dans ce qui ressemble à un véritable parcours initiatique.
On sent que vous vous êtes amusées à caricaturer les vocabulaires propres à l’entreprise d’une part, aux médias de l’autre… Pour vous, que représentent ces jargons ?
Corinne : Nous vivons dans un monde jargonnant, Orwell l’avait prophétisé. J’ai consacré plusieurs de mes livres, ainsi que de nombreux articles, au jargon, plus exactement à la novlangue d’aujourd’hui. Qui la parle ? Dans quel but ? Il est évident que cette langue véhicule des processus de domination implacables. Aurélia et moi, nous tentons d’en rire, ce qui, évidemment, n’est pas sans arrière-pensée politique.
Aurélia : Dans la bande dessinée, le personnage de Pierre, dandy excentrique qui détonne parmi ses tristes collègues de bureau, résume parfaitement notre position à ce sujet : « Parler n’importe comment, c’est penser n’importe comment, et c’est vivre n’importe comment ». Nous perdons peu à peu le sens de la langue, les mots deviennent des coquilles creuses, et nous des robots récitant notre petit programme. Il faut réenchanter la langue, lui rendre sa portée créative et subversive.
Pouvez-vous nous donner une explication du « fil rouge » qui traverse Ma vie est un best-seller ?
Aurélia : Nous avons utilisé la couleur comme élément narratif. Le livre est en grande partie en noir et blanc, pour exprimer la monotonie de la grande entreprise et le fait que nous vivons dans un monde où le conformisme est dominant. La couleur rouge représente la rébellion, la liberté et le petit grain de folie qui donne tout son sens et sa saveur à la vie. La première irruption de la couleur se fait dès les premières pages, avec une scène d’automne. La petite feuille rouge s’accroche au casque de l’héroïne et la suit jusqu’au seuil de la grande entreprise. Puis le rouge revient par petites touches, à chaque fois qu’il y a un début de résistance. Cela va du brassard des syndicalistes à la voile du parapente, en passant par la couverture du livre qu’écrit l’héroïne pour dénoncer ce conformisme. Le livre se termine par une explosion de couleurs, dans une scène entre rêve et réalité.
Le traitement graphique des dernières pages change. Corinne est sortie de la spirale de la grande entreprise et de la spirale médiatique. La vie a repris de la couleur ?
Corinne et Aurélia : Oui ! Aurélia et moi nous voulons que le livre porte un message de liberté !