Interview
Duel : récit d'une querelle de titans !
Les beaux-Arts lui tendaient les bras, il a choisi la psychologie… Aujourd’hui Renaud Farace conjugue, avec Duel, ses deux passions. En adaptant une nouvelle de Joseph Conrad, il narre l’affrontement homérique de deux hussards de la Grande Armée, l’occasion d’explorer la complexité des comportements humains, matière qu’il affectionne tout particulièrement. Entretien avec l’auteur.
- Pouvez-vous nous raconter la genèse du projet ?
Renaud Farace : C’est en fait un autre projet qui m’a amené à celui-ci : l’adaptation du dernier roman de Conrad, Le Frère-de-la-côte. Un récit d’aventures, particulièrement riche et dense, que je prévoyais d’adapter en 500 ou 600 pages. Un ami éditeur m’a judicieusement glissé à l’oreille que c’était peut-être ambitieux pour une première et m’a conseillé de me faire la main sur une histoire plus courte. J’ai exploré plusieurs pistes — Swift, Wells, Cyrano de Bergerac (l’auteur) — sans retrouver le même besoin impérieux de m’attaquer à ces textes. Puis en triant les affaires d’une vieille maison de famille, je suis tombé sur un recueil de nouvelles de Conrad. Ma curiosité fut immédiatement piquée, et j’embarquais l’ouvrage. La cinquième nouvelle m’impressionna beaucoup, et j’arrêtai mon choix dessus mais décidai malgré tout de lire l’ultime texte du recueil, et là… le coup de foudre ! Ce serait Le Duel (le titre original) et rien d’autre ! Et ce serait quand même plus de 180 pages au final !
- Pourquoi cette nouvelle en particulier ?
Conrad explore l’âme humaine dans ses récits aux thématiques universelles. Cet auteur génial sait divertir tout en (se) posant des questions psychologiques et humanistes, qui atteindront le lecteur, même inconsciemment. Ses romans et les thèmes qu’il y aborde, sont transposables à n’importe quelle époque – comme l’a fait Coppola avec Apocalypse now, une brillante adaptation d’Au coeur des ténèbres – c’est la marque des « grands » je pense. Ma première version du scénario se contentait d’être une rigoureuse adaptation des événements, elle était juste « gentille », un tantinet obséquieuse… Pourquoi alors avoir choisi cette nouvelle et pas une autre ? Les derniers paragraphes, que je relisais sans cesse, m’ont donné la réponse : d’Hubert verse une pension militaire fictive à celui qui l’a poursuivi toutes ces années, et qu’il n’a cessé de fuir. Bizarre… Après sa victoire, le sage et mesuré d’Hubert aurait dû tout naturellement se désintéresser du sort de Féraud, soulagé de ce fardeau, mais non : déjà il ne le tue pas, et en plus il en assure secrètement la subsistance… tout simplement car la disparition de Féraud lui serait intolérable. La thématique de la dualité m’est alors apparue : Féraud et d’Hubert sont les deux faces d’une même médaille, la retenue de l’un est l’exact opposé de l’impétuosité de l’autre. Tout naturellement ils s’attirent, chacun cachant en lui-même une parcelle du caractère de son adversaire. Cette part inconsciente, insupportable, détermine leur destin, selon qu’ils la combattent ou qu’ils y cèdent, allant jusqu’à renverser les rôles, étant au final incapables de la détruire pour de bon. À partir de ce choix thématique, tout s’est enclenché, et le titre original de la nouvelle, Le Duel, a perdu son article au profit de l’adjectif « duel », pour mettre en valeur cette dualité.
- Comment avez-vous procédé pour l’adaptation et quelles libertés avez-vous prises avec le récit original ?
En dégageant le thème de la dualité, je devais tout d’abord trouver le juste équilibre dans le traitement des deux personnages. Dans la nouvelle, Conrad s’attache surtout à d’Hubert, Féraud étant essentiellement un déclencheur de ce qui lui arrive. Vincent Petit, mon éditeur, m’encouragea à développer Féraud, pour qu’il soit aussi présent et incarné que son rival. Je me suis inspiré de Conrad qui le décrit comme chaleureux, un compagnon d’armes prisé pour sa générosité et son sens de l’honneur, en le développant dans des scènes « sociales », en interaction avec les autres : des militaires, des joueurs… et surtout des femmes. Il plaît aux femmes, et les aime en retour. Il n’a rien d’un tombeur macho, il écoute simplement ses désirs et les suit, en respectant ses amantes. À l’inverse — dualité oblige — les rapports que d’Hubert entretient avec les autres sont souvent soumis à l’étiquette, la bienséance de son milieu. Il est donc soit distant, soit maladroit, notamment avec sa fiancée et sa future belle-famille. Le second enjeu de l’adaptation tournait autour des duels. Il fallait trouver un intérêt propre à chacun, pour faire avancer le récit, sans lasser le lecteur. L’écueil, c’est qu’un duel reste un duel… je devais trouver une progression pour montrer comment mes deux hussards entraient dans la légende de la Grande Armée et devenaient les « Titans » (pure invention inspirée du titre du film Le Choc des Titans, celui de 1983). J’ai donc bousculé l’ordre des duels. Dans la nouvelle, la légende naissait plus (trop) vite, aussi ai-je concocté le deuxième duel « au 1er sang » pour développer le thème de la dualité, et la mauvaise foi qui l’accompagne. Enfin, par pure envie littéraire, j’ai décidé de raconter le troisième duel en alexandrins. Ma compagne, qui compose des alexandrins comme elle respire, m’a bien aidé à ce moment-là. Je n’ai pas voulu montrer ce duel, alors qu’il est le plus épique, pour exprimer la frustration de ceux qui n’ont pas eu la chance d’y assister. J’ai aussi adoré jouer avec l’argot gascon de Féraud (souvent inventé) et les expressions corses de Paoli, personnage que j’ai beaucoup aimé créer (je suis en partie corse) pour faire le pont entre les duellistes. Il est certes secondaire, mais je n’en menais pas large le jour où je l’ai « tué », certainement parce qu’il me représentait dans l’histoire… Après 182 pages, et de multiples réécritures et ajouts, j’avoue avoir un peu oublié ce qui était présent chez Conrad et ce que j’ai totalement inventé…
- Vous avez déjà scénarisé des albums, mais Duel est le premier que vous dessinez également. Au vu de votre maîtrise, pourquoi avoir attendu la quarantaine pour vous lancer ?!
Ha ! Ha ! C’est gentil, ça ! Probablement, parce qu’il m’a fallu quarante ans pour arriver à ce style… La longueur du projet y est aussi pour beaucoup : dessiner 182 pages libère la main et l’instinct. Mais je n’ai pas écrit les 182 pages d’un coup, puis crayonné, puis encré… j’aurais détesté ça, ça aurait été trop gros ! Avec cette technique du « fur et à mesure » le récit reste vivant : à tout moment, il peut évoluer, l’histoire prend des chemins insoupçonnés, la part d’inconnu est à la fois effrayante et excitante, elle maintient l’envie intacte. Dans les premières planches, je me sentais timide, un peu à l’étroit. Le rythme soutenu m’a finalement émancipé de pas mal de précautions. Et alors qu’au début je réalisais une à deux pages par semaine, j’ai dessiné et encré les quarante dernières planches en un peu plus de vingt jours. J’ignore si c’est de la maîtrise, mais Duel a été une jolie opportunité personnelle de découvrir mon style, qui, je l’espère, prendra de nouvelles directions en fonction des projets. Ici mon dessin a mûri en même temps que Féraud et d’Hubert ont vieilli dans l’histoire. Je me suis également imposé des contraintes, comme les alexandrins, les lettres, certains jeux de miroir graphiques et scénaristiques… toujours pour pallier la lassitude et motiver la créativité. Et j’ai pris un grand plaisir à rendre hommage aux Liaisons dangereuses, à La Légende des siècles, à déjouer les règles des classiques romantiques…
- Graphiquement l’album mélange réalisme pour les décors, et trait plus lâché, voire caricatural (dans le bon sens du terme) pour les personnages. Pouvez-vous nous expliquer ces choix, et quelles ont été vos influences si vous en aviez ?
Plus qu’un choix, ce fut une évolution naturelle. Je ne cherche pas à styliser les décors, j’aime tellement les dessiner, surtout d’après nature, sur des carnets que j’emporte partout avec moi. Dès que je suis bloqué sur une scène d’extérieur, il suffit que je « plante » quelques arbres, que j’entrelace des branches, et tout se libère. Ce n’est pas une formule, mais un vrai plaisir qui épanouit le trait et arrange les cadrages. Il y a beaucoup d’arbres dans Duel, jusqu’à la résolution finale. À l’inverse, je n’aime pas mes personnages quand je les dessine de manière réaliste. Je n’ai pas trop le goût de l’anatomie juste, je préfère l’exagération des attitudes (quitte à déformer le corps et le visage) et la sincérité des regards (quitte à en pousser l’expression). Donner vie à des personnages de BD est difficile, le risque du « statisme » y est permanent. J’ignore s’ils ont été des influences inconscientes, mais j’admire vraiment Christophe Blain, Blutch, Frantz Duchazeau et Cyril Pedrosa. Mais le plus précieux des conseils me fut donné par Edmond Baudouin : alors qu’il regardait avec beaucoup de bienveillance mon projet, il m’expliquait qu’il ne changeait jamais d’outil entre le storyboard, le crayonné et l’encrage, sinon la main devait s’adapter à chaque outil, sans en éprouver à fond la sensibilité qui leur était propre. Quelle idée merveilleuse ! Après cette conversation, j’ai abandonné le crayon, et n’ai plus lâché mes feutres et mon pinceau.
- Quid des influences cinématographiques ? On pense inévitablement au film Les Duellistes de Ridley Scott, a-t-il été une, source d’inspiration ?
Non, non, j’en ignorais même l’existence quand je bouclais le dossier « éditeurs », ou du moins le croyais-je… Juste avant de l’envoyer, un ami auteur me parle de ce film qui ressemble beaucoup à ma BD. Je vérifie sur internet et tombe sur l’affiche… que je connaissais très bien vu qu’elle trônait, immense, dans la salle d’armes où j’ai fait de l’escrime pendant six ans, gamin… Le choc !
Le premier film de Sir Ridley Scott, j’ai failli tout laisser tomber ! Quand même, Ridley Scott… même si je ne suis pas fan de toutes ses oeuvres, Alien et Blade Runner, quoi ! Ma compagne m’a convaincu de continuer, et je me suis promis que, si Duel trouvait un éditeur, je cacherai des xénomorphes (des aliens) dans certaines scènes… Et il y en a… Je m’étais également juré de ne pas regarder le film pour ne pas être influencé (ou découragé), et bizarrement, dès que je pris cette décision, je n’arrêtais pas de tomber sur des rediffusions… étrange… J’ai quand même réussi à n’en rien voir, et mon éditeur avait pour mission de me dire si je marchais trop dans les pas de Sir Scott, ce qui ne fut jamais le cas. Pour info, je ne l’ai toujours pas vu…
- Vous identifiez-vous à l’un des personnages, êtes-vous plutôt d’Hubert ou Feraud ?
La réponse est dans l’album…