Interview
Craig Thompson : l'auteur nous parle de Space Boulettes (03/2016)
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Après une méditation sur l’amitié et le départ (Adieu, Chunky Rice), l’histoire autobiographique de ton premier amour (Blankets, Manteau de neige), un carnet de voyage (Un Américain en balade), et un conte des Mille et Une Nuits (Habibi), tu publies aujourd’hui une aventure spatiale tous publics. Chacun de tes livres aborde donc un genre différent. Pourquoi une aventure spatiale ?
Craig Thompson : Space Boulettes est le livre dont je rêvais quand j’avais dix ans et que je suis tombé amoureux de la bande dessinée. C’était aussi l’apogée de mon obsession pour Star Wars, d’où une aventure spatiale. Mais étant issu d’un milieu ouvrier pauvre, ce qui me touchait le plus dans Star Wars, c’était le côté « camionneurs de l’espace ». Han Solo est une sorte de chauffeur routier, en fait. Luke Skywalker n’est qu’un gamin qui a grandi dans une ferme et qui rêve d’échapper à la vie banale de sa petite ville. Plus que les batailles épiques, c’étaient les détails de la vie quotidienne qui m’intriguaient le plus dans ces films : les jeux de société avec Chewbacca dans « l’antre » du Faucon Millenium, ou le goût que pouvait avoir la soupe de Yoda. C’est de ça que parle Space Boulettes : d’une famille et d’un groupe d’amis qui n’ont pas de pouvoirs magiques ou d’armes à brandir, mais qui parviennent quand même à sauver une petite partie de leur galaxie.
Pourquoi un livre pour enfants ?
Parce que les enfants sont l’AVENIR de la bande dessinée. La génération d’auteurs de « romans graphiques » à laquelle j’appartiens a dépensé tellement d’énergie à prouver que « la bande dessinée, c’est pas que pour les enfants » qu’elle a négligé ce lectorat essentiel. Quand j’étais petit, les dessins animés ne passaient à la télé que le samedi matin, mais les comics étaient toujours à portée de main aux caisses des supérettes. Maintenant, les enfants ont des téléphones, des tablettes, Internet, les images de synthèse et un accès constant à des divertissements interactifs. C’est un miracle que la bande dessinée, ce média modeste et silencieux, puisse toujours attirer une partie de leur attention. Je veux attiser cette flamme, et que la bande dessinée continue d’exister pour les générations futures.
Space Boulettes contient des références évidentes à des films comme Star Wars et Retour vers le futur. Est-ce que le cinéma t’a beaucoup influencé ?
Ce livre est un pot-pourri de ce que j’adorais quand j’étais enfant : Star Wars, Les Goonies, SOS Fantômes, E.T., Les Dents de la mer, Alf, Alien, Le Muppet Show, Dr Seuss, Bloom County, Robotech, et l’Atari 2600 ! Je préfère le côté kitsch, simple et brinquebalant des films des années 80 aux blockbusters modernes et sophistiqués, avec leurs effets spéciaux sans âme.
À part Moby Dick et la Bible, Space Boulettes contient peu de références évidentes à des livres. Quels livres, bandes dessinées, romans de science-fiction t’ont inspiré ?
Le Guide du voyageur galactique (H2G2) m’a clairement influencé. Mais je dois avouer que je n’ai pas lu beaucoup de science-fiction, en-dehors de Margaret Atwood et David Mitchell. En bande dessinée, Valérian et Laureline (que vous m’avez fait découvrir) a été une source d’inspiration majeure, de même que les mangas de Leiji Matsumoto (Albator) et Shigeru Mizuki (Kitaro le repoussant). Du côté des comics américains, on sent parfois l’influence de l’effet visuel du « crackle » créé par Jack Kirby.
Les pages bonus contiennent certaines pages tirées de Crinkle Bump Dam, un projet que tu as soumis à un éditeur en 1998 (alors que tu avais déjà commencé à travailler sur Adieu, Chunky Rice). Ce projet présente de fortes ressemblances avec Space Boulettes. Ses héros sont un trio d’enfants comprenant une petite fille aux cheveux violets (Juniper), un poulet nommé Elliot qui a des hallucinations et un personnage orange (Clem). D’un autre côté, il semble que Crinkle Bump Dam aurait été une histoire complètement différente de Space Boulettes. Est-ce que qu’il s’agit d’une version réécrite et remise au goût du jour ?
Durant mon dernier « vrai » travail, j’étais employé en tant que graphiste par l’éditeur Dark Horse : je concevais des logos et des emballages de jouets, et je supervisais la production de livres. À ce moment-là, c’était à la fois le meilleur et le pire job imaginable, parce que je travaillais dans le monde des comics mais ne pouvais pas en créer moi-même : le contrat de travail interdisait aux employés de proposer leurs propres créations. La semaine après ma démission en juillet 1998, j’ai élaboré un projet pour une série de six comics qui, effectivement, ressemble beaucoup à Space Boulettes. Cette série avait pour héroïne une petite fille extravertie et aventureuse nommée Juniper. Il y avait aussi Elliot, le poulet, dont le personnage était déjà complètement développé, avec ses névroses de rat de bibliothèque, son style vestimentaire très formel et ses hallucinations spirituelles. Et puis il y avait Clem, un ballon qui parle. J’ai toujours dessiné, d’une manière ou d’une autre, des créatures bizarroïdes rondouillardes en forme de haricot, que ce soit Clem ou Zacchée. Dans l’histoire il y avait une usine maléfique et un désastre écologique aux dimensions bibliques – une inondation qui détruit un village – mais en-dehors de ça, cela n’avait pas grand-chose à voir avec le livre que j’ai écrit quatorze ans plus tard. Trois éditeurs de Dark Horse ont adoré le projet et souhaitaient publier plus de livres humoristiques, mais le président l’a immédiatement refusé.
Bien que Crinkle Bump Dam soit partiellement en couleurs, tes quatre premiers ouvrages publiés sont en noir et blanc. En France, même tes lecteurs les plus fidèles ignorent, pour la plupart, que tu as publié des histoires courtes que tu as mises toi-même en couleurs. Un livre de Craig Thompson en couleurs pourrait donc surprendre nombre d’entre eux. Pourquoi avoir choisi la couleur cette fois ?
Il semblerait que la couleur soit indispensable pour attirer le jeune public : par exemple, la série Bone de Jeff Smith a été colorisée par Scholastic et a aussitôt gagné un nouveau lectorat. Esthétiquement, je préfère le noir et blanc, qui laisse telle quelle « l’écriture » du dessinateur. L’une des choses qui me frustrent avec la couleur, c’est que le travail au pinceau devient souvent un obstacle plutôt qu’une amélioration. La ligne claire façon Hergé semble être le style le plus adapté à la couleur, à l’opposé de l’approche calligraphique que je recherche la plupart du temps. D’un autre côté, les couleurs de Dave Stewart apportent beaucoup de profondeur, d’atmosphère et de clarté à mes pages qui étaient plutôt denses.
Tu es de toute évidence un dessinateur virtuose. Le trait coule de ton pinceau, tes dessins sont magnifiques, pleins de vie, et respirent la spontanéité. Tes dessins préparatoires peuvent donc surprendre tes lecteurs.Qui aurait pensé que tu dessinerais de véritables plans des principaux vaisseaux de Space Boulettes ? Est-ce une de tes habitudes ?
Oui, parce que j’adore le design préliminaire et les esquisses préparatoires. Pour Blankets, j’errais dans les rues pour apprendre à dessiner les lignes haute tension et les automobiles. Pour Habibi, je me suis perdu dans les méandres de recherches labyrinthiques et dans un mélange de références ; par exemple, le barrage de Wanatolia s’inspire du barrage Hoover et du Taj Mahal. Pour Space Boulettes, je me suis documenté sur les remorqueurs, les sous-marins, les vieilles usines, et même la plomberie et les boîtes à fusibles dans ma cave pour meubler le vaisseau spatial dans tous ses détails. Évidemment, au bout d’un moment, toute cette construction d’univers devient une forme de procrastination, une façon de reporter le moment où il faut s’asseoir pour de bon et dessiner les pages de l’histoire.
Space Boulettes est certainement le plus américain de tes livres, car tu y transposes certains aspects de la société américaine (trailer parks, gated communities, Paul Bunyan, etc.) qui sont rares ou absents d’autres pays. Tes livres sont traduits dans de nombreuses langues. Quand tu écris un livre, crains-tu que tes lecteurs perçoivent tes histoires différemment suivant leur culture ?
Pas nécessairement. Je pensais que peu de lecteurs arriveraient à s’identifier à Blankets, parce que j’ai grandi dans un cadre très particulier, à l’écart du monde, dans un foyer fondamentaliste au milieu d’un village agricole culturellement isolé. J’ai été surpris que des Américains ayant grandi en ville dans des familles non religieuses puissent partager cette expérience… et d’autant plus surpris que le livre trouve une résonance à l’étranger. Mais en fin de compte, Blankets traite de thèmes universels, comme le premier amour et la fin de l’adolescence. Et je pense que c’est un peu la même chose pour Space Boulettes. Même s’il est rempli de références humoristiques que seuls les pêcheurs du nord du Wisconsin peuvent comprendre, beaucoup d’entre nous peuvent se retrouver dans les thèmes de la famille, des classes sociales, de la crise énergétique, et du désastre écologique imminent.
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Extrait de l’entretien réalisé en octobre 2015 par Isabelle Guillaume, Laëtitia et Frédéric Vivien.