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Mise en bouche de Pierre Gagnaire
L’histoire de Benoît débute en 1958. À cette époque, je savais déjà que ma vie se passerait en cuisine…
Pas le choix : étant l’aîné d’une famille de restaurateurs, j’ai eu droit à la toque ancrée sur la tête à quatre ans. Et malgré mon parcours, je ne peux m’empêcher, quand je regarde la photo prise à l’occasion, de penser que j’aurais aimé pouvoir décider. Le cinéma, la littérature, le dessin, l’architecture, la peinture, la photographie, le design… C’est des années après mon C.A.P. en pâtisserie que je les ai découverts et que j’ai appris que, pour tous ces métiers aussi, il fallait beaucoup travailler, que le talent ne suffisait jamais.
Je viens de Saint-Étienne, une ville proche de tout, mais si loin de tous. Alors pour donner du sens à mon métier, il m’a fallu inventer un moyen de m’exprimer en dehors des conventions et des traditions culinaires de l’époque. Ce n’était pas un exercice de style, encore moins un jeu, c’était une évidence : je devais procurer du plaisir. On m’a qualifié de fou ou d’artiste, mais je reste un cuisinier, un artisan du bonheur. Car en cuisine, il faut savoir donner, il est essentiel d’être généreux. Sans l’amour du cuisinier, il n’y a pas d’émotion dans l’assiette et Benoît n’aurait jamais écrit cette histoire. J’ai grandi, vieilli sûrement, en traversant les époques de cette bande dessinée. Pendant des années, la cuisine n’était pas « sexy » : on se cachait, on rasait les murs, engoncés dans nos tabliers, on masquait les odeurs qui imprégnaient nos peaux, nos cheveux, à coup de savonnettes et d’after- shave. De nos jours, les cuisiniers sont des « chefs », ils se bousculent sur le devant de la scène, envahissent les écrans de télévision en blanc immaculé, en noir jais, mais derrière les caméras, le quotidien reste le même.L’enjeu n’a pas changé, c’est toujours aussi compliqué de faire bon.
Il ne faut pas chercher à être aimé, il faut aimer, et les dessins d’Aurélia retranscrivent bien cela, ils sont intemporels et joyeux.En écrivant ces quelques lignes, je pense à deux gamins, Benoît et Pierre, deux destins parallèles, une histoire de transmission, car les mots portent mes plats et la passion suscite l’écriture.
Pierre Gagnaire